Sans doute alors le petit Johann van Beethoven et sa maman ont-ils regagné le logis familial de la Rheingaße ; mais Maria Josepha continue de boire sans retenue : elle en perdra la santé…
À cette catastrophe ordinaire va s’en ajouter une autre, dont ni Ludwig « l’Ancien », ni Cornelius « le Jeune », n’auraient imaginé l’ampleur. Chacun, au contraire, quoique à l’abri du besoin, peut se considérer futur co-héritier des biens de ses parents, à Malines, assez considérables. En résumé :
Les quatre maisons en contiguïté dans la rue des Juifs (l’Ancolie,…) acquises par Michael van Beethoven et sa femme Maria Louise, de 1715 à 1727.
Les deux maisons de la rue des Pierres (le Petit Moulin à Vent,...) acquises par
Kornelius van Beethoven « le Vieux » et sa femme Katharina, en 1699.
La maison De Meersman, hypothéquée, qui provient du grand-oncle maternel Joseph Gouffau et de sa femme Catherine ; transmise aux Beethoven le 4 décembre 1724.
La maison du Vieux Bruel (le Bœuf tacheté) où les parents Beethoven ont habité après leur mariage en 1707 et qui provient de l’héritage de leurs beaux-parents, Ludwig Stuyckers et sa femme Magdalena.
Les deux maisons, rue du Soufflet, achetées par cette dernière, (leur grand-mère maternelle), Magdalena Gouffau, veuve Stuyckers, en 1737 : Appolonia Gilde, le 29 mars, et de Molenkarre (la Charrette du Moulin), le 1er avril (ces transactions, auxquelles à l’époque son gendre Michael et sa fille Maria Louise prirent part, doivent précéder de peu son décès – on ne sait encore rien de Magdalena, même pas son âge). Les Stuyckers / Gouffau n’ont pas l’apparente aisance du boulanger[1]négociant Beethoven : sitôt acquises, ces deux maisons ont été hypothéquées de 600 florins dont les Beethoven seront redevables et qui s’ajouteront aux 700 empruntés en partie au parent Henri Willems en 1716 (pour les biens de la rue des Pierres), et aux 3000 prêtés par les Pères Capucins en 1727 (pour solder les biens de la rue des Juifs)…
Endetté pour de nombreuses années, mais pour la bonne cause s’il s’agissait d’agrandir le bien familial transmissible, Michael van Beethoven va être écrasé par la roue qu’il avait mise en marche. Déjà, il est parti de Malines, y laissant sa femme gérer les affaires. Le 10 avril 1739, sa présence a été relevée à Clèves dans le Registre des Bourgeois de la ville.
On ne sait depuis quand il y demeure mais, en 1740, il est de retour à Malines, appelé à comparaître avec sa femme, le 11 janvier : Claire Anne de Meester, dentellière, a porté plainte le 4 ; le couple lui doit un restant de 855 florins 16 sols de marchandises qu’il ne peut payer, même en trois fois ; le cousin paternel, Henri Willems, a beau avancer la première échéance huit jours après – peine perdue ! Solidaires de la dette, Michael et Maria Louise engagent leur personne, leurs biens, re-hypothèquent les deux maisons de la rue des Pierres et donnent comme garantie la maison du Bœuf tacheté hypothéquée pour 1800 florins au profit du Bureau de Bienfaisance de Malines.
Il faut vivre, malgré cela, et bien d’autres créanciers assaillent, sans encore passer par les échevins. Recourrant à ce qu’on appelait la “condamnation volontaire”, Michael van Beethoven s’enfuit, de quatorze mois ne reviendra pas et sera, pour nous, sans domicile fixe… Le 13 janvier 1741, devant sa femme seule et impuissante, le tribunal prononce la saisie par huissier des cinq maisons de la rue des Pierres et de la rue des Juifs. La chute s’accélère le 1er février par une autre plainte, d’un marchand de dentelles d’Anvers, Mathias Simon van Eupen : 920 florins 13 sols 1 liard impayés depuis deux ans – une somme énorme ! Le 4, le procureur ordonne la saisie-arrêt des biens de Michael van Beethoven, lequel réapparaît, en mars ! Le 12, par-devant le notaire R. de Rees, il rembourse Henri Willems en lui abandonnant son mobilier :
“ – een garde-robe, drije tafels, twee screbaenen met hunne toebehoorten, twintigh schilderijen, twee spiegels, drije schapperaijen, een ledicant, drije bedden, drije dosijnen stoelen, twee copere brantijsers, schip ende tangh, een dosijn tenne taïlloiren, vier tenne schotelen, twee menageren, d’eene verciert met poursolains, twee hautte recken met gelaese werck. Thien paer laeckens, twee dosijne servetten, vier kussens, twee marmitten ende ketel, item eens manseleeds jupon ende broeck – ”(2)
On comprend que bien d’autres choses ont dû être vendues avant d’en arriver là. Toute honte bue, Michael van Beethoven n’a plus rien à perdre et signe tout ce qu’on lui présente dès lors qu’on l’a retrouvé : une facture et une lettre de change d’une dentellière, dame Jeanne de Biest, le 31 mars ; une reconnaissance de dette pour la demoiselle Maria de Lorge, petite main de Courtrai, le 3 avril – Michael van Beethoven avoue et capitule.
Une nuit, subrepticement, il s’enfuit, emmenant cette fois sa femme. Désormais, sa signature perd toute valeur. Où vont-ils tous deux ? À Bonn, où ils parviennent au printemps ! Inséparables dans l’adversité, ils savent que leurs enfants les accueilleront. De fait, c’est Ludwig « l’Ancien » qui semble les héberger, avec d’autant plus de facilité qu’il loge chez un homme qui a la même profession que son père : boulanger. Certes, les deux confrères sympathiseront, mais, pour couper court à tout rapprochement périlleux, Michael et Maria Louise se diront venir de Gand ! Mieux vaut-il ! Sait-on jamais…
À Malines, sans nouvelle et écœurée, dame de Biest porte évidemment plainte ; le 13 octobre, Michael van Beethoven est condamné par contumace, et ses logis sont saisis une nouvelle fois, par principe.
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Clément-Auguste de Bavière, prince-électeur de Cologne, doit à ses tentatives d’impartialité une bonne part de sa fortune et de ses réalisations. La guerre de la succession d’Autriche vient de s’achever, à son grand soulagement. La mort, à Vienne, de l’empereur romain germanique Charles VI de Habsbourg, le 19 octobre 1740, a ouvert une longue crise politique ponctuée de traités, d’alliances, de concessions, d’engagements et de retournements entre la France, la Bavière, la Saxe, l’Espagne (la Hollande) et la Prusse d’une part, l’Autriche, la Hongrie et l’Angleterre d’autre part. La couronne est revenue à la duchesse de Lorraine Marie-Thérèse, fille du défunt. Naturellement – mais pas pour tout le monde. L’hiver suivant, le tout nouveau roi de Prusse, Frédéric II de Hohenzollern, qu’on nommera « le Grand », despote éclairé amoureux de la France, a commencé les hostilités en s’emparant de la Silésie. Dans ce conflit, la Bavière est impliquée au premier chef. Charles-Albert-Cajétan, son prince-électeur depuis 1726, marié à Marie-Amélie d’Autriche, a revendiqué l’empire et se fera proclamer empereur d’Allemagne, en 1742, sous le nom de Charles VII, au détriment provisoire de l’impératrice Marie-Thérèse, également reine de Hongrie.
Fin 1741, son frère cadet, Clemens August, alors à la tête de son propre électorat depuis quinze ans, s’était d’abord rendu dans sa famille en Bavière, à Munich, puis évidemment s’en était allé en grande pompe à son couronnement, à Francfort, emmenant à sa suite pour les festivités quelques membres de sa chapelle, une formation de choix :
* Maximilian Heinrich Autgarden, le violoniste ;
* Nikolaus Anton Graaf, le violoniste ;
* Johann Paul Kiecheler, le violoniste qui fut témoin au mariage de Ludwig
« l’Ancien » ;
* Johann Joseph Magdefrau, le violoncelliste ;
* Anton Raaff, le chanteur (ténor) ;
* Joseph Maria Zudoli, son maître de musique de chambre.
Ces deux derniers avaient déjà suivi leur prince à Munich ; Raaff y étudia quelques temps auprès de Giovanni Battista Ferrandini…
Rester neutre dans cette affaire relevait de la gageure, toutes les familles régnantes ayant peu ou prou des liens de sang. Clemens August s’y était cependant risqué, prudemment, avec un flair de maquignon, soumettant sa neutralité au bon vouloir financier des belligérants et recevant ainsi des sommes considérables de l’Angleterre, de la France, de la Hollande – et de l’Autriche.