L’empereur aurait sûrement montré de la mansuétude et aurait pardonné Joseph-Clément s’il n’était décédé le 5 mai 1705. Son fils (également compositeur), Joseph 1er de Habsbourg, qui reçut en même temps la couronne royale de Bohême et le sceptre impérial romain germanique, ne l’entendit point ainsi et le mit immédiatement au ban de l’empire. Privé de tous ses droits et surtout de ses revenus civils, l’ecclésiastique, qui n’avait toujours que des titres sans avoir fait ses vœux, n’espéra plus qu’en l’Esprit Saint — qui l’éclaira : il entrerait vraiment en religion. De fait, pendant plusieurs mois, François de Salignac de la Mothe-Fénelon, archevêque de Cambrai et précepteur des trois petits-fils de Louis XIV, l’y prépara.
Le prince partit ensuite à Bruxelles où deux musiciens furent engagés le même jour :
^ 27 avril 1706 : Johann Theodor Kircher, chanteur ; jusqu’en 1724 ;
^ 27 avril 1706 : Maximilian Heinrich [Friedrich] Autgarden, — le fils d’Arnold Autgarden ; violoniste et compositeur ; le 12 janvier 1710, son père étant décédé, son salaire passera de 100 à 300 Gulden ; en 1730, il deviendra Directeur de la Musique religieuse ; du vivant du prince la Chapelle aura interprété de lui :
• 2 Miserere,
• 2 Magnificat,
• 2 Litaniæ à la Bienheureuse Vierge Marie,
• 1 Regina Cœli,
• 5 Sub tuum præsidium,
• 2 Symphoniæ,
• 1 Antiphonaire.
En 1741, il s’installera à Francfort et y mourra, le 16 février 1754.
Puis le prince revint à Lille. Le duc de Saint-Simon, caustique, racontera dans ses « Mémoires » :
« L’électeur de Cologne, qui n’avoit aucuns ordres, voulut enfin les recevoir : l’archevêque de Cambray le vint trouver à Lille, et, en cinq jours de suite, lui donna les quatre moindres, le sous-diaconat, le diaconat, le fit prêtre, et le sacra évêque. Il se plut fort après aux fonctions ecclésiastiques, surtout à dire la messe, et à officier pontificalement. »
(SAINT-SIMON : Mémoires. La Pléiade, T. II, chap. XLIV.)
Saint-Simon s’emballe. Effectivement, Fénelon lui remit les ordres mineurs : portier, exorciste, lecteur, acolyte et, le 15 août 1706, le sous-diaconat ; mais seulement cela. Pour le reste, Joseph-Clément dut penser au pape lui-même :
« La fantaisie avoit pris à l’électeur de Cologne d’aller voyager à Rome. Il n’avoit plus d’États à lui où se tenir, il aimoit mieux se promener que le séjour de nos villes de Flandres : il arriva donc à Paris au milieu de septembre, tout à fait incognito, et logea chez son envoyé [Simeoni, rue Richelieu]. Dix ou douze jours après, il alla dîner chez Torcy1 à Versailles, puis attendre l’heure de son audience dans l’appartement de M. le comte de Toulouse1. Il ne voulut point être accompagné de l’introducteur des ambassadeurs. Torcy le mena dans le cabinet du Roi par les derrières, suivi des trois ou quatre de sa suite les plus principaux. Les courtisans ayant les entrées, qui voulurent, étoient dans le cabinet avec Monseigneur et Messeigneurs ses fils. Le Roi, toujours debout et découvert, le reçut avec toutes les grâces imaginables, et, en lui nommant ces trois princes, ajouta : “Voilà votre beau-frère, vos neveux, et moi, qui suis votre proche parent ; vous êtes ici dans votre famille”. [Un mois plus tard, après plusieurs révérences et trois autres audiences :] Avant de retourner à Paris, il fut voir le duc de Berry. De ce voyage, il changea son dessein d’aller à Rome, où, pour son rang avec les cardinaux, et pour sa personne dans la situation où il étoit avec l’Empereur, et nos troupes hors d’Italie, au corps de Médavy3 près, il n’auroit pu être que fort indécemment. Le Roi lui prêta pour une nuit l’appartement du duc de Gramont4, qui étoit à Bayonne. Torcy […] le mena voir Trianon et lui donna à souper à Versailles, puis le mena par le petit degré droit dans le cabinet du Roi, où il le trouva sortant de table avec ce qui, de sa famille, y étoit à ces heures-là, privance qui n’avoit jamais encore été accordée à personne, et dont il fut fort touché. Le Roi lui dit qu’il vouloit qu ‘il le vît au milieu de sa famille, où il n’étoit point étranger, et dans son particulier. Il avoit à son cou une croix de diamants très belle, pendue à un ruban couleur de feu, qu’avant souper Torcy lui avoit présentée de la part du Roi. Il prétendoit pouvoir porter l’habit des cardinaux comme archichancelier de l’Empire pour l’Allemagne. Il étoit vêtu de court, en noir, souvent avec une calotte rouge, quelquefois noire ; les bas varioient de même. Il étoit blond, avec une fort grosse perruque et assez longue, cruellement laid, fort bossu par derrière, un peu par devant, mais point du tout embarrassé de sa personne ni de son discours. Il prit tout à fait bien avec le Roi, qui, le lendemain, le vit en particulier après la messe. Après, il suivit le Roi à la chasse. L’Électeur étoit dans une calèche avec un de sa suite, le premier écuyer et Torcy. Il retomba après à Marly, où il prit congé du Roi pour retourner en Flandres. Il alla voir l’électeur de Bavière à Mons, et revint s’établir à Lille. »
(SAINT-SIMON : Mémoires. La Pléiade, T. II, chap. XLI.)
L’électeur de Bavière, son frère, avait évidemment connu la même disgrâce et vivait pareil exil.
L’évêque de Tournay, et non plus l’archevêque de Cambrai, fit Joseph-Clément diacre le 8 décembre, fête de la Conception de la Vierge Marie, et prêtre le jour de Noël ; l’électeur de Cologne put enfin célébrer sa première messe le 1er janvier 1707, à Lille.
Le temps d’un séjour à Valenciennes, il remarqua et engagea un laquais musicien :
→ 4 octobre 1708 : d’Antoine [= Dantoin, = Dantoing], chanteur ; ses deux enfants seront à la chorale de la Chapelle en 1716 ; l’un d’eux, Ferdinand d’Antoine, devenu capitaine et compositeur, connaîtra Ludwig van Beethoven, « le Grand », qui accompagnera une de ses œuvres, à Bonn, durant la saison 1791/1792.
De Valenciennes, le prince revint ensuite à Lille ; c’est là qu’il reçut, quelques mois plus tard, le 1er mai 1709, des mains de Fénelon, la consécration épiscopale et le pallium. Dès lors, le Prince-Évêque changea complètement d’attitude et s’efforça de mener une vie exemplaire, s’astreignant même à ne plus recevoir Madame de Raysbeck qu’en présence d’une tierce personne. Plus qu’une favorite, elle était pourtant la mère de ses enfants.
C’est également à cette période qu’il choisit définitivement comme architecte le parisien Robert de Cotte, à la place de l’italien Enrico Zuccoli, pour établir les plans de sa résidence de Bonn dont il avait entrepris la reconstruction dix ans plus tôt. La guerre n’était pourtant pas finie : Lille tomba aux mains des Impériaux et Joseph-Clément dut trouver refuge à Mons, puis à Valenciennes où une anecdote de 1711 relatée par Saint-Simon montre que ce haut personnage avait, malgré ses quarante ans, des facéties de jeune homme :
« Il n’y avoit point de cérémonies qu’il n’aimât à faire. Enfin il aimoit même à prêcher, et on peut juger comment il prêchoit. Il s’avisa, un premier jour d’avril, de monter en chaire ; il y avoit envoyé inviter tout ce qui étoit à Valenciennes, et l’église étoit toute remplie. L’Electeur parut en chaire, regarda la compagnie de tous côtés, puis tout à coup se prit à crier : “Poisson d’avril ! poisson d’avril !” et sa musique, avec force trompettes et timbales, à lui répondre. Lui cependant fit le plongeon, et s’en alla. Voilà des plaisanteries allemandes, et de prince, dont l’assistance, qui en rit fort, ne laissa pas d’être bien étonnée. »
(SAINT-SIMON : Mémoires. La Pléiade, T. III, chap. XLV.)
Sa musique le suivait partout et, à Valenciennes, connut un recrutement de qualité :
→ 20 février 1711 : Vincent Lambert, violoniste ; il deviendra Konzertmeister le 5 décembre 1715 et nous perdrons sa trace après son mariage, en 1735 ;
→ 10 avril 1711 : Georg Franz Le Teneur, prêtre, chanteur et maître de chant ; f 1727 ;
→ 2 juillet 1711 : Johannes [Bernhard] Graeb, violoniste et luthier ; f 12 décembre 1730 ;
→ 11 mars 1712 : Claudius Colbault ;
→ 25 septembre 1713 : Anton Risack, chanteur ;
→ 1er novembre 1713 : Franz Joseph [= Franziskus] Autgarden, violoniste ; ♱ 5 février 1756 (apoplexie).
Le long exil allait enfin s’achever. L’empereur Joseph 1er était mort en 1711 après cinq ans de plein règne et avait été remplacé par son jeune frère, Charles VI5, alors âgé de 26 ans, prétendant à la couronne d’Espagne. Poussé par l’électeur de Mayence, Lothaire-François de Schönborn, le nouvel empereur n’eut de cesse que de rétablir les princes-électeurs de Cologne et de Bavière dans leur complète dignité, non point tant qu’ils fussent pardonnés mais leur catholique présence s’avérait nécessaire dans son collège électoral pour contrebalancer l’influence et l’autorité protestantes ; ce fut une des clauses premières du traité de Rastatt le 6 mars 1714, quand Charles VI renonça définitivement à l’Espagne.
Joseph-Clément partit à Versailles rendre hommage et dire adieu au roi de France, puis regagna Valenciennes quelques temps. On garde trace, par exemple, dans le Manuel du Libraire, d’un volume relié de 1714 intitulé Théâtre de l’électeur de Cologne et contenant au moins 3 comédies en français et en flamand (la troisième y ajoute de l’italien) :
– La Peau de beuf ou remède universel pour faire une bonne femme d’une mauvaise. (L’action, vraie, se passe en Allemagne.)
– La Conquête du pays de Cocagne échoüée. (Pièce satyrique.)
– Tout ce qui reluit n’est pas or.
Ne les cherchez pas : seuls restent des résumés. Ces comédies féroces, dont le prince-évêque se délectait, croquaient à plaisir des notables et des nobles provinciaux qui n’avaient pas intérêt à ce que leurs travers perdurassent !
Il faut citer également de cette lointaine période quatre autres œuvres imprimées à Valenciennes. Au moins deux semblent citées dans l’inventaire de 1767 ; les autres n’étant pas nommées, nous en sommes réduits à conjecturer (les trois premières sont bilingues, en italien et en français) :
– Abelle, oratorio.
– L’Innocenza difesa da Numi, dramma in musica.
– San Genesio martire, tragi-comedia.
– Le Peripezie della Fortuna o il Baiazetto, dramma in musica.
Joseph-Clément profita de son retour à Valenciennes pour nommer dans sa musique trois nouvelles têtes :
→ 24 juin 1714 : Franz Granger, copiste ;
→ 26 août 1714 : Ludwig Chastelain [= Châtelin], chanteur ;
→ 1er octobre 1714 : Franz Ferdinand Petit ;
une autre en passant à Liège :
→ 10 novembre 1715 : Nikolaus Sommereis, instrumentiste ;
puis il retourna en Rhénanie, mais dut attendre que les troupes hollandaises aient quitté Bonn, au matin du 11 décembre 1715 pour y rentrer à son tour l’après-midi, en procession solennelle et retrouver sa chère résidence, qu’il s’employa dès lors à rénover, telle qu’il l’avait si longtemps rêvée et attendue.
Tous les membres de la Chapelle ne purent pas suivre ; il fallut reformer les rangs ; mais les informations qui nous sont parvenues demeurent assez floues :
→ 19 mars 1716 : Joseph Alexander Marquier, chanteur et chapelain ;
→ 1716 : Brognies [= Broignez], prêtre, second maître de chant ; le restera trois ans ;
→ 1716 : Franz Maria Ambrosini, chanteur ; entre 1724 et 1729, il entrera au service du prince-électeur de Würzburg et de la baronne de Plettenberg comme maître de musique ; f 16 janvier 1735 ;
→ 1716 : Delvincourt, chanteur et chapelain ;
→ 1716 : Le Corbisier, chanteur (basse) ;
→ 1716 : Le Long, chanteur ;
→ 1716 : Montée, chanteur et chapelain ;